Réveil en sursaut

25 août 1914 Par Albert Vigon 3

Saint-Jean-lès-Buzy. Alerte à 3 h 30. Nous sommes réveillés en sursaut par le crépitement des mitrailleuses et le bruit du canon ; encore engourdis par la fatigue de la veille et mal éveillés, nous nous rassemblons dans le village, tout le 2e bataillon rangé le long des maisons.

Le 1er bataillon est parti de suite et doit être engagé dans le combat actuellement. Le 2e bataillon part plus lentement. Les 17e, 18e et 19e compagnies s’engagent à droite sur les pentes du mamelon, quant à nous, nous sommes en réserve pour le moment le long d’une haie à l’extérieur du village.

On ne voit rien de ce qui se passe plus loin, mais la fusillade et la canonnade sont effroyables.

Nous sommes accroupis, recroquevillés sur nous-mêmes afin d’éviter les balles qui sifflent au-dessus de nos têtes pour aller s’aplatir sur le mur d’une maison qui est bientôt criblée de petits trous.

Quelques corvées partent et reviennent au bout de quelques minutes avec des provisions de cartouches qui nous sont distribuées à raison de 100 par homme. L’adjudant-chef Roussel est blessé à ce moment à la cuisse par une balle. *Mige* lui fait son pansement.

Dans le village vont et viennent le général Grand d’Esnon, commandant la brigade, et notre colonel ; le maréchal des logis Dragon passe au galop pour transmettre les ordres aux lignes en bataille. Il est admirable de sang-froid et n’a pas quitté sa pipe ; mais il est bientôt obligé de descendre de cheval, car si haut perché il est un peu trop exposé aux balles qui sifflent de plus en plus.

Vers 6 heures l’ordre arrive de nous porter à la gauche du 2e bataillon pour le soutenir, car celui-ci est assez fortement éprouvé, il n’a pu avancer beaucoup ayant été reçu par une fusillade provenant des tranchées que les Allemands ont construites et occupées pendant la nuit sur le mamelon où nous étions hier soir et que nous avons laissé libre pour revenir dans le village.

On commence à voir revenir pas mal de blessés qui sont soignés par les habitants, dans toutes les granges que nous rencontrons sur notre chemin pour nous rendre à notre poste. Nous nous défilons à travers tous les accidents de terrains, en grande partie à découverts, sans subir aucune perte.

À noter un passage dangereux : un mur de 1 mètre environ, exposé en plein au feu de l’ennemi et qu’il nous faut escalader en vitesse sous les balles.

Nous nous plaçons le long du talus de la voie ferrée qui se trouve à 700 m environ de la crête d’où nous sommes fusillés.

Aussitôt nous engageons un feu violent avec l’ennemi qui est presque invisible sur la crête, car il est caché dans des tranchées abritée des vues par les seigles ; et de plus on ne voit qu’à peine leurs mouvements car leur tenue grise se confond admirablement avec le terrain.

Quelques obus de 150 mm commencent à arriver de notre côté, car notre arrivée le long de la voie s’est certainement bien vue d’en haut.

Malgré le fracas que font les obus en éclatant, nous n’en sommes que peu effrayés ; ils éclatent tout au moins à 50 m en avant ou en arrière de nous, et c’est à peine si quelques éclats arrivent jusqu’à nous.

On ne sait rien de ce qui se passe ; des Allemands point, mais les nôtres dégringolent peu à peu la pente à notre droite, décimés par le feu des mitrailleuses.

Inconscient du danger je suis debout derrière mon talus à l’affut du moindre mouvement qui se produirait sur la crête ; je ne pourrais jamais savoir le résultat de mon tir, mais je ne le crois pas inutile car on voit un certain va-et-vient tout la haut.

Les balles sifflent au-dessus de nous, les fils télégraphiques qui courent le long de la voie tombent un à un. Vers 9 heures le sergent Cazajou, notre chef de demi-section qui se baladait sur la voie depuis un instant est touché au cou par une balle et tombe dans notre ravin. Heureusement il est touché près de l’épaule et sa blessure n’est pas mortelle.

On ne voit plus aucun mouvement sur la crête, cependant beaucoup chez nous continuent à tirer au hasard dans les seigles ou les petites meules. Il me semble bien quelquefois entrevoir une ombre remuer devant nous, mais on ne peut préciser si c’est un ennemi ou non, je suis plutôt convaincu du contraire, car pour qu’un homme soit visible à cette distance, ça ne peut être qu’un uniforme français.

La fusillade se calme un peu vers 10 heures, peut-être à cause de notre artillerie qui commence à tirer quelques coups sur la crête.

Nous avons un moment d’émotion, car à 100 m devant nous on voit un homme ramper et s’arrêtant de temps à autre, agiter un chiffon. On s’arrête de tirer, et je m’aperçois de suite que c’est un blessé à nous. Aussitôt je saute hors du ravin avec Rouby et nous nous faufilons jusqu’à lui. Le malheureux nous raconte que légèrement blessé à la main il s’était mis à l’abri derrière une meule de paille et que chaque fois qu’il avait voulu venir de notre côté, on avait tiré sur lui.

Et de fait, il avait à présent une balle dans un bras, une au flanc droit et une dans une jambe. Cependant, il a encore assez de forces et ne semble pas touché très gravement.

Avec mille difficultés nous le transportons jusque derrière le talus d’où les infirmiers le ramènent dans le village.

Nous n’avons reçu que quelques coups de feu isolés qui passent très haut.

Nous ne recevons plus d’obus et la fusillade est presque nulle.

On commence à avoir faim, car il est 11 heures et nous sommes sur pied depuis 4 heures ce matin. On casse la croûte sur place, et à midi et demie on nous annonce qu’il va falloir occuper le mamelon devant nous.

Jusqu’à présent nous n’avons eu que 2 blessés mais il paraît que la 19e Cie a eu de sérieuse pertes.

À 1 heure nous sautons hors de notre ravin, et nous nous déployons en tirailleurs sur les flancs du mamelon. Prudemment, par petits bonds de 50 m, nous arrivons vers la crête, ayant devant nous quelques hommes en patrouilleurs.

Nous arrivons à une tranchée allemande où il y a 5 cadavres, à côté d’une barrique défoncée d’un côté et pleine d’eau. Il paraît que cette eau est destinée à refroidir les mitrailleuses allemandes qui s’échauffent facilement.

On rencontre de toutes parts des sacs abandonnés qui sont vidés consciencieusement.

Chose curieuse, dans chacun d’eux nous trouvons un livre écrit en allemand « L’Ancien testament ». Les sacs sont admirablement bien garnis et surtout d’une façon uniforme. Nous en sommes émerveillés ! C’est loin de ressembler à notre sac installé au goût de chacun et contenant toutes sortes de choses utiles ou inutiles. Chez eux, rien de tout cela ; les piquets de tente que nous portions sur notre sac attachés avec une ficelle et que nous avons semés en route (il est vrai qu’ils sont tout à fait inutiles) sont chez eux soigneusement enfermés dans un étui qui est lui-même fixé à la patelette du sac. Ces piquets eux-mêmes sont montés sur aluminium, les cordeaux sont munis de bouts en cuivre.

Leurs vivres de réserve soigneusement enfermés dans des boîtes sont bien à l’abri.

Bref, l’ensemble dénote un ordre parfait et même un certain luxe qui nous étonne. Seulement, ça ne les empêche pas de se trotter en vitesse, car d’après les derniers renseignements, il paraît qu’ils battent en retraite de tous côtés.

Nous rencontrons des cadavres éventrés par des obus, ce sont tous des bavarois à petite calotte, uniformément habillés de gris.

Chacun de nous fait son choix de chaussettes, linge, etc., de sacs musettes, bidons abandonnés ; on trouve aussi quelques casques.

Nous continuons à avancer, le général Grand d’Esnon est au milieu de nous, il envoie quelques hussards reconnaître le village d’Aucourt que l’on voit dans la plaine en bas de la crête. Il paraît qu’il est encore occupé par quelques Boches ; mais ils ne doivent pas y être à leur aise car nos canons de 75 qui sont derrière nous y donnent en plein et arrosent les alentours.

Nous trouvons des blessés allemands abandonnés et toujours un tas de matériel au fur et à mesure que nous avançons.

Nous voilà aux abords du village d’Aucourt où nous nous engageons prudemment.

Rien d’anormal, nous nous répandons dans le village et après avoir formé les faisceaux dans les cours des fermes, nous partons à la recherche de l’eau et des vivres. Mais soudain, la fusillade crépite au beau milieu du village !

On s’aperçoit alors qu’on s’est installé dans le village bien tranquillement sans visiter les maisons ni les environs.

Aussitôt on procède à une fouille en règle et l’on trouve quelques blessés assez valides cachés dans le village. Parmi eux, un officier, que l’on dépouille aussitôt de ses armes, jumelles, etc. et qui en demande reçu pour les ravoir après la guerre. Inutile de dire qu’il est impossible de lui donner satisfaction !

Les coups de fusils provenaient de quelques cavaliers, une douzaine environ, qui, n’ayant pas eu le temps de fuir ont essayé de se dégager. Au milieu de la surprise quelques-uns ont réussi, mais 4 restent prisonniers.

Dans un coin du village un infirmier trouve trois blessés allemands dans un coin et ayant appelé le major, se dirige vers eux pour les panser. Au moment où le médecin arrive, l’infirmier à juste le temps de détourner l’arme d’un des blessés qui tirait un coup de fusil sur le major. Heureusement la balle n’a fait que l’effleurer. Le colonel informé du fait donne ordre de les fusiller tous les trois.

Quelques rares habitants restés au village commencent à se montrer. Ils ont été sérieusement molestés par les Boches, qui se sont montrés particulièrement brutes aujourd’hui, peut-être à cause de leur départ forcé.

Ils n’ont absolument rien laissé dans le village en fait de vivres. Ils ont mis le feu à quelques fermes et emmené depuis quelques jours la plus grande partie du bétail.

Ce qu’ils n’ont pu emmener a été tué ou jeté au fond des puits, où ils ont jeté également les seaux et les cordes.

Nous montons nos feux pour faire un peu de café, je fais également un peu de soupe avec des paquets de potage condensé, pendant que se touchent les vivres qui viennent d’arriver.

Ma section est envoyée en petit poste à l’extérieur du village. Voilà encore une nuit blanche à passer.

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Commentaires

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  • Rémi

    28 août 2014 Reply
    1

    Extrait de l’historique du régiment :

    Le 42e a reçu stoïquement le baptême du feu ; il a pu, dans l’après-midi, se rendre compte des résultats de sa ténacité en parcourant librement 4 ou 5 kilomètres de terrain cédé par l’ennemi.
    Ses pertes sont graves, d’autant plus impressionnantes quelles sont les premières, mais son moral n’est pas influencé après constatation de celles de l’ennemi. Il emmène une vingtaine de prisonniers ; une pareille capture au premier choc est de bon augure, la foi en l’avenir s’en trouve consolidée.
    Les pertes totales, qui sont de 299 hommes, ont particulièrement affecté le cadre du 1er bataillon ; trois commandants de compagnie sur quatre sont hors de combat.

    Cette première épreuve semblait devoir produire une certaine émotion sur une troupe non aguerrie ; rien de semblable ne se manifeste dans l’ensemble : l’opération, qui ne comportait aucune manœuvre complexe, s’est faite avec calme, malgré un feu violent et continu ; la ténacité est sa principale caractéristique.

  • Denise KURTZ

    18 octobre 2014 Reply
    2

    Rémi,
    J’aimerais bien lire la suite. Tout ce qui fait notre héritage m’intéresse beaucoup.
    Merci
    Denise

    • Albert Vigon

      20 octobre 2014 Reply
      2

      Bonjour Denise,
      Mon arrière grand-père a pris des notes, pris des photos et envoyé des cartes postales pendant les quatre années de la guerre. Tout cela va être retranscrit sur le site ! Donc accroche-toi il y a de quoi lire et voir jusqu’en 2018 🙂